XVI

Installé à l’avant de la jonque de tête, où Carter, Lindsay, Holt et Kramer avaient également pris place, Bob Morane considérait la Montagne de Fortune. Le Mégophias, lui, ne semblait guère prendre part au combat et, pour l’instant ; il préférait l’ignorer.

Impuissant, Bob avait assisté au bombardement du village mongol, bombardement qui, à part quelques destructions matérielles, ne semblait heureusement pas avoir fait trop de dégâts.

Malgré tout, la situation se révélait délicate car, cette fois, Morane ne pouvait plus espérer bénéficier de la surprise et ses hommes, s’ils avaient l’avantage du nombre, se trouvaient par contre désavantagés par les armes. Ils étaient deux cents, mais munis seulement de harpons, de haches, d’arcs et de flèches ; les pirates, au contraire, étaient à peine vingt, mais armés de canons, de grenades et de mitrailleuses. Holt avait même parlé de tubes lance-torpilles, ce qui n’était pas pour donner à Morane l’assurance de la victoire.

Bob se pencha vers Carter, Lindsay, Holt et Kramer. Tous quatre étaient armés de mitraillettes trouvées dans le repaire des pirates.

— Le seul moyen de vaincre, expliqua le Français, c’est de nous élancer à l’abordage. Nous allons nous déployer en un large arc de cercle et nous approcher à toutes rames de la jonque. Quand nous l’aurons atteinte, vous ouvrirez le feu en direction du pont, afin de forcer les défenseurs à se terrer. Alors, à la tête des guerriers, je tenterai de grimper à bord.

Carter fit la grimace.

— C’est une opération risquée, dit-il. D’ici à ce que nous ayons atteint la jonque, ces pirates ouvriront le feu sur nous, et beaucoup d’entre nous risquent d’y laisser leur vie.

Morane eut un geste d’impuissance.

— Je sais cela. Mais il nous faut absolument passer à l’action, ou nous avouer vaincus. D’ailleurs, je risque mon existence moi aussi. Libre à vous de reculer et de gagner la côte à la nage.

Les quatre matelots échangèrent un rapide regard, puis Carter parut se décider.

— Il ne sera pas dit, fit-il, que nous laisserons le professeur Frost dans le pétrin. Nous ferons comme si nous étions à la guerre et comme si on nous commandait d’aller au feu. Après tout, cela me rappellera le temps où je combattais à bord d’un destroyer, dans la mer de Corail.

— Et moi, fit Holt, celui où les Japonais nous en faisaient voir de toutes les couleurs à Guadalcanal et à Iwo Jima.

Kramer se mit à rire.

— Ah, si vous aviez été à Pearl Harbor le jour du grand feu d’artifice ! Tous les obus tirés par cette jonque de malheur ne pourront jamais, en comparaison, que me faire l’effet de vulgaires pétards.

— J’étais sur un porte-avions, fit Lindsay à son tour. Quand un avion-suicide japonais, chargé de bombes, se précipitait sur le pont, personne à bord n’avait envie de rire.

Bob se sentit rassuré. Les quatre matelots n’étaient pas hommes à se vanter et, avec eux à ses côtés, il lui restait peut-être encore une chance d’apprendre à vivre à ce sacripant de Lemontov et à sa bande de gens de sac et de corde.

Se dressant à la proue dc l’embarcation, Morane écarta les bras pour signifier aux autres jonques de se déployer. Mais, avant même que l’ordre pût être exécuté, la Montagne de Fortune avait ouvert le feu sur la flottille. Deux jonques, touchées sous la ligne de flottaison, coulèrent à pic et leurs occupants se mirent à nager vers la rive la plus proche. Sous l’avalanche de projectiles, cinq des jonques rescapées avaient pris la fuite. Les trois autres, dont celle portant Morane et les trois matelots, montées sans doute par des équipages plus courageux, se mirent à avancer à toutes rames vers le vaisseau pirate. Morane avait pris l’aviron de gouvernail de la jonque de tête et, de la voix, encourageait les rameurs. Pourtant, au fur et à mesure que l’on approchait de la Montagne de Fortune, le feu se faisait plus nourri. Bientôt, il se révéla impossible d’avancer encore. L’une des trois embarcations avait été gravement endommagée et plusieurs Mongols blessés par des éclats. Continuer eût été courir au suicide. Une seconde jonque fut endommagée à son tour. Seule, celle à bord de laquelle les Blancs avaient pris place demeurait intacte. Pesant sur le gouvernail, Morane lui fit rebrousser chemin vers l’autre extrémité de la petite baie où se déroulait le combat. Il avait sous-estimé la puissance de feu de la grande jonque noire et, dès la première tentative, il avait dû s’avouer vaincu.

 

 

À bord de la Montagne de Fortune, Lemontov triomphait. Il croyait avoir affaire uniquement à des Mongols et, sans savoir que Bob Morane se trouvait sur l’une des jonques assaillantes, il avait ordonné de cesser le feu.

— Ces mangeurs de poisson me semblent en avoir assez, cria-t-il à l’adresse de Sam Lester. Inutile de gaspiller nos munitions à tirer sur quelques fuyards. S’ils font mine de revenir, il sera toujours temps de leur envoyer quelques pruneaux supplémentaires. Je ne pense pourtant pas qu’ils aient le désir de revenir s’y frotter.

Lester semblait se réjouir lui aussi du tour pris par les événements. Appuyé contre l’affût d’un canon-revolver dont il venait de se servir, il donnait libre cours à son allégresse.

— Avez-vous vu ce que nous leur avons passé, capitaine ? Pas à dire, le matériel de ce gros lard de Li-Chui-Shan, qui doit être en train de nourrir les asticots pour le moment, est de première bourre. C’était un type prudent, Li-Chui-Shan, et il savait s’entourer de tout le confort moderne.

Un ricanement sinistre fusa d’entre les lèvres minces de Boris Lemontov.

— Shan n’était ni assez prudent ni assez rusé pour moi, fit-il avec suffisance. Cela lui a coûté la vie. Maintenant, cela va être au tour du professeur Frost et de ce Morane que le diable emporte.

Du doigt, le Russe désigna l’un des canots accroché au bordage de la jonque.

— Vous allez prendre une dizaine d’hommes avec vous, Sam, et descendre à terre pour me ramener Frost et Morane. Ne craignez rien, les Mongols doivent avoir leur compte et ils ne vous opposeront aucune résistance.

L’ancien second du Mégophias éclata d’un rire gras.

— S’ils veulent absolument nous chercher des ennuis, nous aurons nos mitrailleuses et nos grenades pour les remettre à la raison.

Boris Lemontov eut un clin d’œil entendu à l’adresse de son complice.

— Allez-y mon vieux Sam, je vous donne carte blanche. Dans la mesure du possible, je veux le professeur Frost et Morane vivants. Pourtant, si vous ne pouvez faire autrement, ramenez-les-moi morts. Cette petite partie de cache-cache a assez duré.

Sam Lester porta la main à son épaule droite, là où la balle de Bob Morane l’avait touché, lors de la bagarre à bord du Mégophias.

— Soyez tranquille, capitaine, dit-il. J’ai moi aussi un petit compte à régler avec ce Français de malheur.

 

La Croisière du Mégophias
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